« Exception »
A.M. : C’est un mot que l’on sait employer pour écrire un discours, mais on ne sait pas quelle histoire est racontée par ce mot, et ça, ça m’amuse beaucoup ! « Exception » raisonne comme « vieux luxe, cramoisie, velours » ! (Rires)
En grammaire, on dit toujours « l’exception qui confirme la règle » mais si on est logique, une exception ne peut pas confirmer une règle, l’exception vient infirmer la règle. Les grammairiens le savent. L’exception ne conforte pas mais retire. Ce terme est devenu un synonyme d’excellence pour les grandes maisons et les grands groupes du luxe, mais non ! L’exception est un argument de contradiction en droit, on vient dire le contraire de ce qui vient d’être dit par l’autre. Exception c’est un terme d’interdit, de contradiction, d’opposition et qui devient évidemment une norme.
Quand on dit que c’est un produit d’exception, c’est en fait un produit contraire à l’usage courant. L’exception, dans une plaidoirie, est la réponse à un argument.
C’est du jargon dont on peut se passer pour le luxe. Toute la tirade « exception », « excellence » est terrible : on cherche à justifier la valeur au lieu de simplement la montrer. Si c’est vraiment exceptionnel, cela va de soi et on peut raconter autre chose : l’origine (c’est devenu normal de révéler les coulisses de la fabrication depuis 20 ans) ou l’usage.
« Luxe »
A.M. : Pour moi, ce mot peut être employé entre chefs d’entreprises ou financiers pour définir un secteur car cela participe à une réalité économique et cela n’est pas contradictoire. On peut très bien parler du « secteur du luxe ». Le luxe est un repère par rapport à des critères économiques, mais aussi par rapport à des critères anthropologiques (ce sont ces marqueurs anthropologiques que j’étudie et qui renvoient aux grands mythes indo-européens). Cela ne plaît pas aux maisons et aux marques qui évitent ce mot, mais d’un point de vue strictement anthropologique, le luxe n’est pas du même ordre de pratique que les marques de consommation courante. C’est pour cette raison que les marques de luxe vont être valorisées par des financiers indépendamment de leur rentabilité et leur valeur. Il existe des entreprises moins valorisées économiquement parce que le luxe, anthropologiquement, renvoie à des catégories et des croyances distinctes.
Dans le luxe, il y a une dimension anthropologique essentielle : on est au summum ! On essaie de transcender la consommation. On résiste au temps de la consommation. On est dans la volonté de mettre du sublime, de la beauté, de la rareté, de la préciosité y compris dans ce qui n’est pas nécessaire (c’est raconté tel quel, au mot près, dans les mythes antiques). Ceci est vrai ramené à l’échelle de l’humanité, c’est-à-dire de l’antiquité à nos jours : on est dans la volonté de transcender l’humanité ! Quand on achète notre rouge à lèvre, on ne transcende rien du tout (rires). Si on prend deux rouges à lèvres, un d’une marque de luxe et un autre lambda : ils vont avoir quelques points de distinction sur la tenue, la qualité pigmentation, la texture mais en termes d’usage ce sera très proche et pourtant… c’est radicalement différent ! Ceci, pour des raisons culturelles et symboliques. Un produit de luxe n’a pas besoin d’avoir le mot luxe inscrit sur son packaging. Si tel est le cas, alors ce n’est pas du luxe ! Nous sommes des animaux symboliques.
« Intemporel »
A.M. : Ce que l’on cherche à dire avec ce mot c’est que le produit est lié à l’excellence, qu’il résiste au temps par sa qualité, que ce sont des produits d’héritage qui se transmettent par exemple et qu’ils échappent à la mode éphémère et fugace. Une marque célèbre de montres disait « On n’hérite pas d’une montre, on la transmet pour la génération suivante ». On cherche à souligner la valeur du produit par rapport à un savoir-faire, une qualité mais « intemporel » ce n’est pas ce qui est recherché ! Au contraire : on dit intemporel mais on cherche des objets ultra-temporels, des objets contemporains. Intemporel n’est pas en contradiction avec contemporain, au contraire cela fonctionne ensemble car contemporain veut dire « avec le temps ». Dans la réalité, tout est démodable. Lorsque l’on regarde les objets de luxe du passé comme les sacs, les montres ou encore les vêtements : tout est démodable. Les produits qui résistent au temps ont, à un moment donné, créé une singularité, singularité qui n’a pas été oubliée dans le temps (petite précision clef). Il y a l’usage d’intemporel par les entreprises mais aussi l’expérience de l’intemporel : quand vous achetez un objet, vous voulez que votre objet résiste car vous vivez une expérience avec lui qui est hors-temps en étant immergé dans l’instant présent.
Il y a une personne qui utilise très bien le mot intemporel et cela va vous surprendre : c’est Cristina Cordula ! Quand elle regarde les gens qui sont en phase de relooking, elle peut par exemple dire « Ton trench est magnifique, il est intemporel ». Quand elle emploie le mot « intemporel » et que l’on regarde les objets qu’elle désigne comme tels, ce ne sont jamais des objets basiques. Elle qualifie des objets qui vont avoir des volumes, une touche retravaillée : il s’agit de propositions qui réinterprètent de façon inédite un classique. En cela, elle désigne des créations contemporaines : avec le temps, c’est ce que signifie con-temporain. Oui, c’est l’idée du trench mais celui-ci il a quelque chose dans le présent et c’est déjà du futur ! Il y a des couturiers fascinants : ils proposent quelque chose qui est dans le présent et dans le futur grâce à leur singularité. On dira intemporel, on comprendra contemporain et le résultat, c’est tout bonnement l’émergence du désir.
« Talent »
A.M. : Talent est un mot compliqué car il est employé pour qualifier la créativité, la grandeur. C’est un mot d’extase et le problème est que s’il n’y a pas de talent perçu, c’est compliqué. L’industrie du luxe valorise la singularité, la créativité, le talent dans ses discours car cela est quelque part son « fonds de commerce ». Les gens ont envie de se transcender avec des objets « uniques », « sans pareil », mais l’élément déclencheur et rassurant, c’est la créativité. Si le talent commence à péricliter, vous pouvez être remercié, cela traduit donc le fait que ce n’est pas simplement « le talent pour le talent » mais le talent pour le commerce particulier avec des beaux matériaux, des gens avec des savoirs d’exception. Si la créativité était vraiment si importante, les créatifs ne seraient pas sur des sièges éjectables. L’enjeu du luxe aujourd’hui est de remonter les lettres de l’alphabet et d’aller encore plus loin sur l’origine, la chaine de valeur, ainsi qu’une fois que le produit est vendu avec le suivi, le service… Le talent est ce qui rend la vision d’une personne singulière et unique. Personne n’est indispensable dans la vie d’une entreprise mais il y a des gens qui ne sont pas remplaçables. On peut changer de directeur artistique mais on ne le remplace pas : il a sa singularité déployée par sa vision et crée ainsi des évidences. C’est un tournant quand une entreprise change de talent. Francis Ponge disait « le plus simple reste à dire, le plus simple n’a pas encore été dit ». Quand on a affaire à un talent aux manettes artistiques, on se dit « c’est évident ». C’est donc ça l’intemporalité.
Talent est aussi utilisé dans la réalité de l’entreprise côté corporate. On parle de « manager des talents » : on touche à la diversité. Cela veut en fait dire « Comment faire fructifier tous les talents que l’on a entre les mains ? », c’est le rapport entre le potentiel de progression d’une personne et ses compétences à un temps T de son parcours. C’est ramener du particulier dans un collectif en se disant que chacun a une singularité à explorer, avec des marges de progression, des rythmes qui ne sont pas les mêmes. Avec le mot talent en entreprise, on a la question de la diversité mais on explorera aussi le volet de la discrimination. D’un point de vue sociologique, une femme à qui on propose une opportunité à l’autre bout du monde ne déménagera pas si son mari ne la suit pas, alors qu’une femme suivra son mari. Donc, si l’on propose un poste à une femme et qu’elle décline pour des raisons familiales une première puis une deuxième fois et qu’on ne lui propose pas le poste une troisième fois : vous êtes dans une pratique discriminatoire car vous la qualifiez de non motivée et donc, vous ne travaillez pas au service des talents. Gros challenge donc.
D’un point de vue culturel, la notion de talent va très loin !